© V. Mattio, 2001

 

 

 

Présentation générale :

 

On distingue trois dispositifs au sein des Communications Médiées par Ordinateur (C.M.O.) (ou C.M.C., Computer-médiated Communications) : les courriers électroniques (E-Mail), les forums (Newsgroups) et les chats. L’on peut grossièrement comparer leurs caractéristiques socio-techniques respectives selon 4 critères principaux : le caractère synchrone ou asynchrone de la communication, la possibilité ou non d’archivage des messages, la présence éventuelle d’un ou plusieurs modérateurs [1] , et enfin le nombre d’émetteurs et de récepteurs potentiels du message (communication duelle ou multipolaire). Cette étude portant exclusivement sur les interactions des participants à des salons de discussion en direct (chat), nous ne développerons pas ici la description des deux autres dispositifs.

 

L’on peut, à l’instar de Latzko-Toth, (2000) présenter le chat comme « un système de téléconférence textuelle et synchrone assistée par ordinateur ».

 

Précisons que l’emploi de ce terme chat est problématique à double titre :

 

-       D’abord parce qu’il désigne donc tout à la fois un système, une activité (le bavardage électronique ou cyberconversation, notion que nous tentons d’élaborer analytiquement) et les lieux virtuels où cette activité s’exerce (chat room).

 

-      Ensuite parce que peu d’équivalents français sont satisfaisants… Le terme chat s’impose par sa cohérence. Monosyllabique, il est parfaitement adapté au contexte même de l’activité à laquelle il réfère, qui requiert une grande promptitude (un « staccato style of speaking » selon Suler (1997a)).

 

L’objectif de cette recherche est de mieux comprendre les comportements communicatifs des participants au dialogue en direct du site Caramail.com (environ 25 000 connectés en simultané chaque après-midi [2] ).

 

Comme le dit Suler en 1997, d’une certaine manière le chat est remarquablement similaire au face-à-face, d’une autre façon, il est absolument unique. La question est : en quoi ?

 

Nous avons procédé par observation des faits de langage dans leur contexte naturel. Sur le chat, l’environnement anonyme et la co-présence situationnelle offre la possibilité technique d’effectuer une observation distanciée, qui n’altère pas la production des échanges (mais qui n’est pas sans soulever d’épineuses questions éthiques). Nous avons essentiellement procédé par observation naturelle, avec un recueil de données, provoquées pour une très faible part, au sens où quelques situations de rupture ont été expérimentées afin de mettre en lumière certaines normes communicatives.

 

Notre corpus est constitué de l’enregistrement des données recueillies au cours des cinq premiers mois de l’année 2001, entre 11h et 14h Temps Universel et 21h et 02h T.U. (14h-17h / 00h-05h heure locale de la Réunion); nous avons procédé à des observations sur des salons publics en nous focalisant sur les salons publics par âge (10-14 / 14-18/ 18-25/ 25-30/ 30-40/ +40) et dans une perspective toujours plus contrastive, imposée par le délai d’un an imparti pour cette recherche, la durée d’observation a été accentuée sur les salons 10-14 ans et +40 ans). Elle représente au total une trentaine d’heures d’enregistrement.

 

Il faut préciser que la possibilité d’existence d’une variation des comportements en fonction des horaires a été envisagée durant la phase exploratoire, mais que celle-ci s’est, dans la pratique, révélée difficile à mettre au jour, en raison de l’interdépendance des variables temporelle, culturelle et comportementale. Disons simplement que la variation supposée des comportements communicatifs en fonction des horaires doit être entendue, à notre avis, comme une variation essentiellement géo-culturelle L’examen des expressions et du vocabulaire nous permettant en effet de constater de visu, la présence de certains particularismes langagiers, ce qui fait d’ailleurs dire à Herz, que « Contre toute attente, nos accents et nos particularités ressortent intacts du broyeur universel qu’est le texte ASCII ».

 

Notre hypothèse pourrait se résumer ainsi : bavarder en direct par écran interposé implique une adaptation du modèle conversationnel, référent, et entraîne l’émergence d’un nouveau mode d’interaction qui pourrait se caractériser par son aspect ludique.

 

o      La 1ère question théorique est donc celle de l’adaptabilité du modèle du face à face, décrit par Goffman, au salon de discussion en direct sur Internet.

 

La première distinction repose sur le fait que chaque connecté est à la fois acteur et spectateur de sa propre prestation. La présentation de soi repose sur 3 éléments : Le pseudo, L’ASV et le profil qui constituent de rares supports de prévisibilité pour les membres. Les indications qu’ils fournissent, vraies ou fausses, constituent des connecteurs, des indices permettant la catégorisation sociale des autres participants. (leur mention n’est pas obligatoire mais on constate que l’absence d’indication, totale ou partielle, est parfois génératrice de troubles : un phénomène que l'on peut rapprocher du clivage décrit notamment en psychologie sociale). L’environnement anonyme favorise par ailleurs sans doute les jeux de masques et globalement une « désinhibition » tant positive que négative.

 

La seconde distinction, majeure, provient de la différence de matériel sémiotique dont disposent les locuteurs dans les deux situations. Ci-après un tableau récapitulatif :

 


-       Les manifestations de la recherche d’expressivité :

 

·      La réalisation des smileys, emoticons, ou icônes des émotions : ces suites de caractères ASCII symbolisent une expression du visage. (Tourner la tête vers la gauche). Leur interprétation peut se révéler variable. La figuration des smileys varie selon la version, HTML ou JAVA, utilisée :


 


Ici :     : -)     équivaut à :

 

 

·      Les imagettes, proposées par le serveur, bien connues dans le domaine de la BD, type tête de mort, cœur, etc. qui ont une fonction "référentielle" et "poétique".


 


·      La ponctuation : points et virgules sont marginalisés ; en revanche les points d’exclamation et d’interrogation peuvent être employés en nombre pour représenter le contour intonatif du discours.

 

            Sur le chat, les néographies abondent, le phonème  « qu » devient « k » (ki, koi…), l’utilisation des abréviations (tlm, tjrs, pour, tout le monde, toujours…) est courante. Il convient de spécifier le cas particulier des abréviations de type jargonneuse : elles sont peu nombreuses, bien que très fréquemment employées, et parfois obscures pour les non-initiés. Certaines sont fondées sur des traductions d’acronymes anglais : c’est le cas de LOL, contraction de Loud Of Laughing, dont l’équivalent français est généralement représenté par « mdr » pour « mort de rire ». On use également de chiffres et d’opérateurs mathématiques (a+, y’a kelk1, 7 a dire…).

 

La recherche d’expression se manifeste également dans l’étirement de certaines syllabes « chuuui laaaaa » afin de construire artificiellement la vocalisation, et les cris ; mais elle est surtout manifeste dans l’utilisation des signes typographiques pour représenter les étreintes. C’est ainsi, comme l’ont souligné Verville et Lafrance pour le Palace de Génération Net, que certains usagers du dialogue en direct, ont coutume de « se donner la bise, à l’image des peuples latins » (Verville et Lafrance, 1999 : 193). Ce contact est formalisé par l’association de plusieurs lettres X majuscules : XXXXXXX. Notons en revanche, et ce fût une surprise, que l’usage pourtant très fréquemment attesté du baiser, :-@   , un an plus tôt sur le salon DOM TOM (Mattio, 1999 : 92) n’a plus été observé dans le corpus 2001. Ce qui conforte l’idée d’une appropriation progressive et variable du dispositif technique par les utilisateurs.

 

Le recours aux parenthèses, apparemment fréquent sur le Palace The Mansion, ((( good bye))) « histoire de simuler l’étreinte des adieux » (Verville et Lafrance, 1999 : idem.) n’a pas non plus été observé.

 

Les raisons de ces usages sont probablement multiples, citons, à la suite d’Anis : le gain de temps, l’attitude ludique (les rébus), la nécessité de pallier le manque de relais intra-interactionnels, la contestation de la norme, une volonté cryptographique à visée communautaire… mais aussi, l’erreur de frappe.

 

o      La 2è question théorique concerne la conception de l’interaction interpersonnelle dans la communauté caramail.

 

              Le contexte textuel nous amène à nous interroger d'abord sur la question orthographique. Nous constatons généralement une très vaste tolérance dans l’application des règles orthographiques et syntaxiques classiquement érigées en norme dans l’écrit traditionnel ; tolérance que l’on peut observer dans le nombre et l’importance des transgressions. Il s’agit là d’un trait saillant des cyberconversations : l’absence d’usage normé du « parlécrit », (même si par ailleurs des pratiques récurrentes et spécifiques sont observées, constitutives d’un nouveau mode communicatif) et la forte revendication des participants envers cet état de fait.

 

Reste que le recours à la norme s’avère parfois nécessaire. Notamment, en réponse à un énoncé offensant. C’est là une stratégie de défense typique.

 

L’âge des participants semble avoir une incidence non négligeable sur la conception de l’interaction et la rédaction des énoncés. L’on peut ainsi déduire, du nombre de participants actifs (apparemment plus nombreux sur les salons 10-14 ans que sur les salons + de 40 ans) et de la durée apparente de leurs interactions respectives, que les plus jeunes sont aussi les plus attachés au contact phatique. La création du lien social est primordiale sur les salons 10-14 ans, où les cyberconversations se limitent le plus souvent à des échanges de salutations : sur les salons plus de 40 ans, la mise en contact semble plutôt un préalable classique à l’approfondissement de ce lien social. En ce sens, cette communication est moins phatique que « pleine ».

 

Le sentiment égalitaire sur le chat prévaut, notamment par la volonté de l’administrateur Caramail d’instaurer un climat convivial. Mais cette égalité n’a rien de pacifique : la propension à l’affrontement au sein de la communauté est un autre trait caractéristique du profil communicatif des membres. La communication conflictuelle (les flammes) se matérialise essentiellement par la production d’énoncés que nous qualifierons d’injurieux et grossiers au regard de la bienséance coutumière en face à face. Il semble que l’expression de la colère, des insultes et de la haine soit un phénomène commun à toutes les formes de C.M.O. (Reid, 1991). On peut avancer comme hypothèses à la justification de tels échanges, le sentiment sécuritaire et la « desinhibition » liés à l’environnement anonyme, mais aussi l’aspect ludique des relations à plaisanterie.

 

Par ailleurs d’une façon générale, la durée des processus de schismogénèse, en particulier symétrique, engagé entre deux participants est variable, mais ne doit pas être envisagée au regard des usages du face à face. En raison de l’anonymat et ses corollaires (l’impossibilité de recourir à des représailles brutales notamment), la durée de l’échange peut être très longue. Ce dernier finissant par monopoliser et focaliser toute l’attention du salon : on peut donc en conclure qu’un processus d’équilibre, collectif cette fois, se met en place sous une forme de supra-shismogénèse complémentaire, dans la mesure où les comportements déviants se transforment en scènes d'exhibitions, à l’image des représentations d’acteurs …

 

Cf. Yves Winkin, la nouvelle communication, pour la notion de schismogénèse symbolique :

« (…) dans Naven, Bateson avait décrit sous le terme de « shismogenèse » (complémentaire et symétrique) les conditions de possibilités d’éclatement d’un système social. » (1984 : 34-35) « Il distingue une shismogenèse « symétrique », où les interactants répondent au don par le don (potlatch), à la violence par la violence, etc., d’une shismogenèse « complémentaire », où les partenaires s’enfoncent de plus en plus dans des rôles du type domination/soumission ou exhibitionnisme/voyeurisme. » (1984 : 29-30). L’on peut y voir deux formes de feedback, négatif et positif, illustrés par les schémas suivants :

 


Y. Winkin se réfère pour ces shémas à Joël de Rosnay, le Macroscope. Vers une vision globale, Seuil, 1975

 

On peut dire que l’idéal interactionnel se fonde sur l’égalité et la proximité, ainsi le tutoiement est de rigueur, comme l’utilisation d’appellatifs familiers. L’usage des hypocoristiques, des termes de tendresse est particulièrement notable.

 

Et démontre une recherche de sentiment communautaire :

 

On l’observe également dans le choix de certaines transcriptions, (plus longues que les formes ordinaires et que l’on ne peut donc mettre sur le compte d’une quête de la promptitude) ( «moua » ou « moah » pour « moi ») une visée communautaire :

… et une motivation proche de la reconstruction d’un « parler jeune » : le dernier exemple est une retranscription graphique typique du « verlan » (« a oualpé » pour « à poil »)

 

Sur le site de Caramail, il nous faut semble-t-il considérer comme réel le sentiment communautaire, ou, tout au moins, même si la différence est majeure, la volonté de son existence.  Reste à savoir si les caractéristiques de la communauté caramail, décrites précédemment, peuvent être suffisantes pour conclure à l’émergence d’un nouveau mode de relations interpersonnelles.

 

o      L'émergence en question d'un nouveau mode de l'interaction :

 

Nous avons tenté l’approche d’une modalisation ludique, après avoir procédé à l’examen des échanges les plus fortement empreints de rituels en face à face : l’échange réparateur et l’échange complimenteur (qui ne sera pas détaillé ici), qui constituent le versant plus quantitatif de ce travail.

 

Nous avons élaboré une grille d’analyse typologique des échanges réparateurs, applicable à notre objet d’étude puis l’ avons appliquée systématiquement aux situations d’embarras. Les infractions au comportement correct nous fournissent en effet « l’occasion d’étudier les genres de présupposés qui sous-tendent le comportement interactionnel adéquat » (Goffman, 1988 : 97). C’est ainsi que, par l’examen systématique des activités réparatrices, on a cherché à établir l’inventaire des délits conversationnels au sein de la communauté virtuelle caramail, et dégager ainsi, « a contrario les règles du savoir-converser » (Kerbrat-Orecchioni, 1998b : 156).

 

L’on constate que pour une durée quasi-équivalente d’observation sur les salons 10-14 ans et plus de 40 ans (environ 10 heures chacun) on recense un nombre de situations réparatrices relativement similaire (35 pour les salons 10-14 ans, 30 pour les salons plus de 40 ans). Reste qu’à l’intérieur de ces mêmes situations, se cachent de fortes variations : 71 énoncés offensants chez les 10-14 ans contre 48 chez les plus de 40 ans. Proportionnellement, l’on constate une plus forte domination des offenses de contenu chez les plus jeunes, même s’il faut souligner plus de « cumul » dans les atteintes forme-contenu, sur les salons plus de 40 ans.

 

Si l’on s’en tient purement aux excuses, on note d’abord qu’elles sont très peu nombreuses ce qui en soit était prévisible puisqu’« un certain nombre d’études confirment que les excuses sont à la fois plus fréquentes et plus insistantes en relation distante qu’en relation familière » (Kerbrat-Orecchioni, 1998b : 176).

 

On dénombre 8 situations où une réparation est effectuée sur le salon 10-14 ans contre 15 chez les plus de 40 ans. Ces situations comportent des variations internes importantes : sur le salon plus de 40 ans par exemple, 2 situations sont observées où pour 1 offense, plus de 3 réparations sont formulées. A l’inverse, on compte parfois 1 réparation pour 4 offenses.

 

Les réparations interviennent typiquement après des offenses de formes : l’on en conclut que la première règle du savoir converser sur le chat est celle du codage (on note que le décodage fait souvent appel à la capacité d’interprétation des locuteurs, fondée sur l’empirie, car le mauvais codage est souvent lié à l’inversion de graphèmes, voire, la substitution récurrente de certains graphèmes par d’autres, en raison de leur proximité sur le clavier).

 

En revanche, les offenses de contenu, comme les insultes, bien que fréquentes sont rarement réparées (elles sont d’ailleurs, par nature irréparables). Il faut sans doute y voir un signe de la tolérance des membres à l’égard de la communication conflictuelle, mais aussi leur relative incapacité à recourir à une autorité coercitive pour mettre un terme à l’offense. Par ailleurs, même prises au pied de la lettre, elles ne portent pas matériellement et physiquement à conséquences.

 

Il est entendu, en vertu du principe de l’environnement anonyme que l’on ne peut interpréter ces comportements comme révélateurs de pratiques propres à une « génération » d’individus. Les salons 10-14 ans ne sont probablement pas fréquentés exclusivement par des participants de moins de 15 ans, de même pour tous les autres salons. Mais l’on présume (avec à l’appui quelques rares et fragiles indices, potentiellement fallacieux, tels que l’asv, le profil, le vocabulaire, l’orthographe, la syntaxe…) que les participants tendent à se rassembler par « clan ». D’ailleurs il faut souligner le cas particulier de ce que nous avons dénommé « offenses générationnelles », et qui correspond à un nombre significatif d’énoncés offensants mettant directement en cause la différence d’âge.

 

En conclusion nous dénommons donc cyberconversations (et non cyberdiscussion, terme qui pourrait sans doute s’appliquer plus justement aux forums de discussion s’ils n’étaient asynchrones) les échanges interactionnels synchrones sur internet, dont on sait, par leur examen, qu’ils ont un caractère informel, relativement spontané et peuvent être qualifiés de familiers.

 

La question de l’interconnaissance des participants est délicate. Elle n’est pas un préalable ni une condition à la poursuite de l’échange. Toutefois, un nombre certain de rencontres sur le chat se prolongent dans la vie réelle, ou par d’autres moyens médiatisés comme le téléphone… Dans quelle proportion ? La réponse à cette question aurait  des implications considérables sur le paradigme d’adjonction ou de substitution des relations réelles par les échanges virtuels ; mais elle nous échappe, de fait.

 

Généralement, il faut admettre que les comportements sont adaptés au contexte énonciatif particulier, et à ce titre, la comparaison stricte avec les normes du face-à face ne peut être qu’être trompeuse : ce qui est écrit équivaut à de l’oral mais un oral qui ne se conçoit par ailleurs qu’à l’écrit. 

 

L’exemple des chats nous invitent incontestablement à revoir nos conceptions, antérieurement trop statiques, de l’écrit et de l’oral.

 

TABLE DES MATIÈRES

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[1] L’Office de la Langue Française, organisme du gouvernement du Québec, définit le modérateur (moderator) comme une « Personne qui veille à ce que les messages circulant dans un groupe de discussion en respectent l'esprit. » Nous examinerons leur fonction plus en détail au cours de ce travail.

À ce stade, on considèrera qu’ils exercent généralement une mission de contrôle et de surveillance.

[2] Précisons que le système est scalable, au sens où le nombre de participants est structurellement limité à 35 par salon, et qu'au delà de ce nombre, un nouveau salon se crée.