INTRODUCTION :
Au sein des Communications Médiées par Ordinateur (C.M.O.) (ou C.M.C. , Computer-médiated Communications), il faut distinguer trois dispositifs distincts : les courriers électroniques (E-Mail), les forums (Newsgroups) et les chats.
« 'Email', or electronic mail, allows users of computer systems to send messages to each other. 'News' allows users to send messages to a database divided under subject headings, facilitating electronic mail between multiple users on diverse subjects. These two types of communication are asynchronous - messages, whether private email or public news, can be created and received at widely separated times, allowing time for reflection and deliberation in response. The third type of CMCS is the chat program, which does not store messages but transmits one person's typing directly to the monitor of another person or group of people. » (Reid, 1991)
L’on pourrait ainsi grossièrement comparer les caractéristiques socio-techniques respectives de ces 3 systèmes de C.M.O., selon 4 critères principaux : le caractère synchrone ou asynchrone de la communication, la possibilité ou non d’archivage des messages, la présence éventuelle d’un ou plusieurs modérateurs [1] , et enfin le nombre d’émetteurs et de récepteurs potentiels du message (communication duelle ou multipolaire). Notre étude portant exclusivement sur les interactions des participants à des salons de discussion en direct (chat), nous ne développerons pas ici la description des deux autres dispositifs. Toutefois, le schéma ci-après dresse un comparatif général :
Venons-en précisément à notre objet d’étude : le chat, que l’on pourrait, à l’instar de Latzko-Toth, (2000) présenter comme « un système de téléconférence textuelle et synchrone assistée par ordinateur ».
Et d’aborder, d’emblée, d’épineuses questions terminologiques. Car l’emploi du terme chat est problématique à double titre :
- D’abord parce qu’il désigne donc tout à la fois un système, une activité (le bavardage électronique ou cyberconversation, concept que nous tenterons d’élaborer analytiquement tout au long de ce travail) et les lieux virtuels où cette activité s’exerce (chat room).
- Ensuite parce que peu d’équivalents français sont satisfaisants…
Le terme chat s’impose par sa concision et sa cohérence. Monosyllabique, il est parfaitement adapté au contexte même de l’activité à laquelle il réfère, qui requiert une grande promptitude (un « staccato style of speaking » selon Suler (1997a)). Autant dire que l’Office de la Langue Française [2] en préconisant l’emploi de : bavardage-clavier, clavardage ou encore de bavardage en ligne risque bien de se heurter à des réticences d’ordre pragmatique. Même si l’originalité des propositions a aussi le mérite de se pouvoir décliner : c’est ainsi que « chatter » serait remplacé par « clavardeur », « chatroom » par « clavardoir » ou « bavardoir »… Il faut par ailleurs noter en français, l’existence d’un quasi-homophone familier (tchatche, tchatcher) à la signification approchante, qui entretient une probable confusion, et un frein à la francisation (à moins que l’équivalent, plus populaire que conceptuel, soit au contraire tout trouvé [3] ).
Il existe différentes applications internet fondées sur la communication interpersonnelle synchrone, parmi lesquelles il nous faut distinguer I. R. C., Internet Relay Chat, des dispositifs de chat par le Web. Ils ont en commun leur caractère textuel et synchrone, mais utilisent techniquement des protocoles différents.
IRC est en réalité un protocole [4] internet, comme FTP, conçu pour le téléchargement de fichiers, ou HTTP, pour l’accès au Web. De fait, IRC peut être qualifié de protocole ouvert, c’est-à-dire non-marchand, à la différence d’un webchat hébergé par une société à but lucratif. La publicité servant à financer le fonctionnement des sites du web (dont l’offre de services, quand elle est proposée, ne se limite généralement pas au chat), l’accès au webchat n’en est généralement pas moins gratuit.
C’est en tout cas la politique commerciale de Caramail, pour qui le dialogue en direct, puisque c’est ainsi qu’il est qualifié sur le site, représente une activité phare [5] et dont les salons de discussion ont été notre terrain d’étude. Comme on aura pu le constater, il est ici question non plus de chats, mais de dialogue en direct et de salons de discussion (équivalents des canaux ou channels sur IRC) : quasi - équivalents, ils sont employés ici comme référents du cadre technique de Caramail.
L’évocation nécessaire de la différence de protocole entre IRC et les Webchats comme le dialogue en direct de Caramail (quand bien même cette différence entraînerait nécessairement des implications interactionnelles qu’ils conviendraient d’évaluer) ne doit pas amener d’ambiguïté : la similarité des deux cadres de l’interaction est évidente.
Toutefois, IRC, par son antériorité, a focalisé l’attention des observateurs (nous n’avons référencé à ce jour aucune étude consacrée spécifiquement aux webchats) ; précurseurs, dans le sillage théorique desquels nous progresserons donc.
L’étendue des recherches antérieures était ainsi résumée par Latzko-Toth en 2000 : « très peu d'études approfondies ont été consacrées à IRC, plus d'une décennie après que ce dispositif socio-technique a commencé à se former. Citons tout de même l'étude pionnière de Reid (1991), la description superficielle mais assez juste de Rheingold (1993), l’étude plus approfondie de Turkle (1995) - qui portait surtout sur des dispositifs connexes mais profondément différents : les MUD [Multi-Dunjeons Users], le « carnet de route » romancé de Herz (1996), et enfin l'article de Shaw (1997) sur l'apport d'IRC aux minorités sexuelles. » (Latzko-Toth 2000).
Dans une perspective compréhensive, nous tenterons ici de mieux comprendre les comportements communicatifs des participants aux salons de discussion textuelle en direct de Caramail. Et de chercher en quoi « In some ways, it [TextTalk in online chat environments] is strikingly similar to face-to-face (ftf) dialogue. In other ways, it is quite unique. » (Suler, 1997b).
Notre hypothèse pourrait se résumer ainsi : bavarder en direct par écran interposé implique une adaptation du modèle conversationnel, référent, et entraîne l’émergence d’un nouveau mode d’interaction qui pourrait se caractériser par son aspect ludique.
o La 1ère question théorique sera donc celle de l’adaptabilité du modèle du face à face, décrit par Goffman, au salon de discussion en direct sur Internet.
La première distinction repose sur le fait que chaque connecté est à la fois acteur et spectateur de sa propre prestation. La seconde, majeure, provient de la différence de matériel sémiotique dont disposent les locuteurs dans les deux situations. Ce qui nous conduira à revoir pour partie les modèles de l’analyse des conversations, et établir ainsi les bases définitoires de la cyberconversation.
o La 2è question théorique concerne la conception de l’interaction interpersonnelle dans la communauté caramail.
Entre égaux, nous dit Goffman, on peut s’attendre à voir les interactions guidées par une familiarité symétrique (1974 : 57). Si l’on peut dire en effet que sur le dialogue en direct, l’idéal interactionnel se fonde sur l’égalité et la proximité, (ainsi le tutoiement est de rigueur, comme l’utilisation d’appellatifs familiers), pour autant, la communication conflictuelle tient également une grande place. Nous nous interrogerons alors sur la notion de communauté virtuelle.
o Enfin, nous aborderons l’émergence en question d’un nouveau mode de l’interaction.
Nous tenterons l’approche d’une modalisation ludique, après avoir procédé à l’examen des échanges les plus fortement empreints de rituels en face à face : l’échange réparateur et l’échange complimenteur. Nous aborderons alors le versant quantitatif de ce travail.
Nous conclurons ces propos introductifs par la question de la démarche méthodologique et de la constitution du corpus, aux lourdes implications notamment éthiques.
Nous avons procédé par observation des faits de langage dans leur contexte naturel. Sur le chat, l’environnement anonyme et la co-présence situationnelle offre, pour la première fois au chercheur, la possibilité technique d’effectuer une observation qui n’altère pas la production des échanges. De ce point de vue, le « paradoxe de l’observateur », « qui doit observer le comportement des individus lorsqu’ils ne sont pas observés », (Traverso, 1996 citant Labov, 1972) se trouve résolu.
En revanche, émerge une série de questions éthiques fondamentales concernant l’anonymat et la vie privée sur internet : le chercheur doit-il faire connaître le but de sa présence [6] ? Transformer voire éliminer les pseudos des interactants ?…
L’on pourra judicieusement consulter sur ce thème nombre d’auteurs, tels Storm A. King ou Howard Rheingold [7] , Susan Herring, John Suler… Les débats scientifiques sont ouverts, et incontestablement, le sujet nécessite une réflexion épistémologique serrée, trop vaste pour être menée ici.
Deux remarques toutefois afin d’éclairer notre propos :
- Soulignons d’emblée le paradoxe du mythe libertaire attribué à internet et de la traçabilité des échanges… Il est, pour exemple, en France, un réseau de surveillance de l’ensemble des télécommunications dit « frenchelon [8] », établit sur le modèle du système Echelon des anglo-saxons. Quatre centres d’écoute existent sur le territoire Français : en Guyane, dans le Périgord, en banlieue de Paris (Orgeval), et à Mayotte. Le triage et le ciblage des documents sont établis par le biais d’une liste préétablie d’adresses et de mots clés. Précisons encore qu’en France, contrairement au Royaume-Uni, aucune commission de contrôle officielle n’est mise en place [9] . Comme nous l’avions déjà souligné en 2000 « L’anonymat sur internet est un leurre. Les comportements des internautes sont en permanence traqués par des publicitaires, avides d’optimiser leurs investissements commerciaux, voire même par les gouvernements, au nom de la raison d’Etat » (Mattio, 2000 : 31) Il nous semble que de ce point de vue, une étude sur les comportements langagiers est tout de même moins compromettante…
- Précisons également que les enregistrements qui font ici objets d’analyse, même si nous n’en étions pas les destinataires désignés, ont été volontairement mis en ligne par leurs auteurs dans des salons publics et sur un espace commun : la possibilité de s’adresser la parole « en privé » existe, de même que des salons privés, mais ils ne seront pas étudiés ici.
Pour toutes ces raisons, et en conscience, nous avons fait le choix de ne pas publiciser notre observation, afin de n’en pas pervertir l’essence même. Ainsi, retho7, diddline_diddl, residente, maritournelle, taiso, henri.claude et tous les autres, doivent-ils être remerciés de leur participation, involontaire mais ô combien « naturelle ».
Le problème spécifique des pseudos sera abordé plus en détail plus avant.
Notre corpus est constitué de l’enregistrement des données recueillies sur le dialogue en direct du site francophone Caramail, au cours des cinq premiers mois de l’année 2001, entre 11h et 14h Temps Universel et 21h et 02h T.U. (14h-17h / 00h-05h heure locale de la Réunion, lieu de rédaction de ce mémoire) ; ayant envisagé durant la phase exploratoire, la possibilité d’existence d’une variation des comportements en fonction des heures. Mais celle-ci s’est, dans la pratique, révélée difficile à mettre au jour, en raison de l’interdépendance des variables temporelle, culturelle et comportementale.
Illustration 1 : jour et nuit sur Terre à 00H (30/04) et 14h (07/05)… Illustration extraite du CD ROM Quidmonde 97
Il faut garder à l’esprit qu’Internet étant « cette « chose qui vibre tout autour de la Terre, sur les lignes téléphoniques, jour et nuit, nuit et jour » (Herz, 1996), qui déterritorialise les interactions, les horaires influent sur la fréquentation du site, sur le flux des participants, mais apparemment, dans une faible mesure, sur l’organisation des échanges. Le système est en effet scalable, au sens où le nombre de salons varie selon l’affluence (sans toutefois jamais s’éteindre complètement dans le cas des salons permanents de Caramail, contrairement aux canaux IRC laissés vacants). Par ailleurs le nombre de participants par salon est structurellement limité à 35, au-delà, un nouveau salon est créé (lors de l’observation 2000, nous notions un maximum de 32).
En revanche, le profil socioculturel des participants varie. Ainsi, la variation supposée des comportements communicatifs en fonction des horaires doit elle être entendue, à notre avis, comme une variation essentiellement ethno-culturelle (illustration 1). L’examen des expressions et du vocabulaire nous permettant en effet de constater de visu, la présence de certains particularismes langagiers, par exemple :
a.laddy> feline.feline1> erreur moi je l'ai dit que j'étais foquée à matin mdrrrrrr
kryskool> taiso> ben alors c pas moi qui vais m'en occuper kan meme
aigle100> alicia134> tu fais quoi toi déja
feline.feline1> a.laddy> OUI TOI ET TON QUEBECOIS
aigle100> a.laddy> oui tu es phoqué la hihi
16/04/01 16h55
salon 40 ans et plus#562
Comme le note Herz, « Contre toute attente, nos accents et nos particularités ressortent intacts du broyeur universel qu’est le texte ASCII[ [10] ] » (Herz, 1996 : 47).
Le chat, en tant que système communicatif est, par ailleurs, comme le langage défini par Bourdieu « le premier mécanisme formel dont les capacités génératives sont sans limite » (Bourdieu, 1993 : 20). Aux problèmes d’éthique et de bornage du corpus vient également se greffer celui de la représentativité.
Dans l’impossibilité d’atteindre l’exhaustivité, ni même la représentativité pour les raisons indiquées précédemment, nous avons finalement opté pour la recherche de la variété. Pour ce faire, nous avons procédé à des observations sur des salons publics (corpus secondaire) en nous focalisant sur les salons publics par âge (10-14 / 14-18/ 18-25/ 25-30/ 30-40/ +40) pour l’analyse des échanges rituels (corpus principal). (Dans une perspective toujours plus contrastive, imposée par le délai d’un an imparti pour cette recherche, la durée d’observation a été accentuée sur les salons 10-14 ans et +40 ans).
L’enregistrement a été réalisé par la méthode dite de la capture d’écran ou du copier-coller, et représente au total une trentaine d’heures de dialogue. Notons que le contexte graphique n’impose pas de transcription des échanges ; la production brute des interactions est l’objet même de l’analyse. (Afin de faciliter la lecture des extraits ici reproduits, nous avons procédé parfois à la coupe des échanges secondaires ; le cas échéant nous signalerons cette coupe par « (…) », chaque fois que plus d’un énoncé extérieur aura été sacrifié.)
Nous avons essentiellement procédé par observation naturelle, avec un recueil de données, provoquées pour une très faible part, au sens où quelques situations de rupture ont été expérimentées afin de mettre en lumière certaines normes communicatives. Ce, en vertu du principe qu’on rappelle essentiellement la règle à celui qui l’enfreint. (Ces situations au contexte particulier seront mentionnées dans le commentaire).
Ce mémoire s’inscrivant par ailleurs dans la continuité d’un travail réalisé un an plus tôt [11] , et portant sur le même dispositif de chat (mais exclusivement sur le salon dom-tom), il suivra une double perspective diachronique et synchronique.
Il nous semble important de refermer cette introduction en insistant sur le synchronisme des interactions et l’importance de la prise en compte du « direct » dans la lecture des échanges ici compilés. D’autant que, comme le remarquait fort justement Goffman, « il est clair que les descriptions rétrospectives d’un « même » évènement ou d’une « même » circonstance sociale peuvent diverger considérablement et que le rôle de chacun dans une activité le conduit à se faire sa propre idée de ce type d’activité. » (1991 : 18).
[1] L’Office de la Langue Française, organisme du gouvernement du Québec, définit le modérateur (moderator) comme une « Personne qui veille à ce que les messages circulant dans un groupe de discussion en respectent l'esprit. » Nous examinerons leur fonction plus en détail au cours de ce travail.
À ce stade, on considèrera qu’ils exercent généralement une mission de contrôle et de surveillance.
[2] organisme émanant du gouvernement du Québec
[3] Sur le site de Yahoo France, le chat est d’ailleurs dénommé officiellement « Yahoo Tchatche »
[4] « En informatique, un protocole est un « ensemble des conventions nécessaires pour faire coopérer des entités distantes, en particulier pour établir et entretenir des échanges d'informations entre ces entités » (définition tirée de L'abc des réseaux, http://www.culture.fr/culture/dglf/ressources/lexiques/abc.htm) » note fournie par Latzko-Toth (idem.)
[5] Voir l’interview d’Orianne Garcia, directrice générale et co-fondatrice de Caramail.com dans le mensuel Net@scope N°42 de juin 2001 (: 48-49) : on y apprend que Caramail, racheté en 2000 par le groupe Spray, lui-même racheté en totalité par le groupe Lycos Europe, compte en septembre 2001 plus de 10 millions d’abonnés ; et que 25 000 « chatteurs » seraient connectés simultanément chaque après-midi au dialogue en direct.
[6] Une boutade voudrait ainsi qu’il y ait plus de chercheurs sur les chats que d’utilisateurs ordinaires…
[7] « Researching Internet Communities: Proposed Ethical Guidelines for the Reporting of Results » de
Storm A. King disponible en ligne sur http://webpages.charter.net/stormking/mine.html
« Computers, Ethics, and Schools » d’Howard Rheingold disponible en ligne sur http://www.rheingold.com/texts/education/ethics.html
[8] … auquel collaborent les services secrets allemands, DGSE et BND travaillant de concert…
[9] et il est à craindre que l’actuel climat de tension internationale lié aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis renforce cet état de fait.
[10] ASCII signifie American Standard Code for Information Interchange. Il comprend toutes les lettres de l’alphabet, les chiffres, et les signes de ponctuation et autres symboles comme %*$#@… « code de transfert assigné à chaque lettre ou symbole, qui permet sa lecture digitale » (Herz, 1996 : 337)
[11] Cf. Mattio, V. 2000 : Converser sur internet : un « nouveau face-à-face », », Mémoire de Maîtrise (s/d J. Simonin), Département des Sciences de l’Information et de la Communication, Université de La Réunion