II Approche d’une modalisation ludique :

 

 

Notre hypothèse repose sur le fait que bavarder en direct sur l’Internet, dans un salon textuel, implique une adaptation du modèle conversationnel de face-à-face, et partant, crée un nouveau « mode de l’interaction ». Par mode, nous entendons « l’ensemble des conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. On peut appeler modalisation ce processus de transcription » (Goffman 1991 (1974) : 52).

 Le cadre primaire de référence à l’activité proposée sur le chat est un cadre social, qui relève de l’interaction de face-à-face, de la conversation. Or, l’on notera que ce type d’échanges comporte déjà, en son sein, une composante de jeu : « on définirait la conversation comme (…) un moment de loisir ressenti comme une fin en soi (…) » (Kerbrat-Orecchioni, 1998b : 114). Par ailleurs, le cadre technique des Communications Médiatisées par Ordinateur est assez favorable : les interactions ne portent pas, a priori, à conséquences dans la vie réelle ; la médiatisation, pour autant qu’elle soit créatrice de liens, engage moins les participants que le face à face ; enfin la co-présence situationnelle et le contexte anonyme favorise les jeux de rôles. Nous pensons ainsi que l’usage récréatif des chats est certainement dominant sur tout autre59. Signalons que cet aspect ludique est au centre de la thèse de Reid, 1991 (« a large part of what goes on IRC is not work but play, and it is this aspect of it that I will address. ») et que cette hypothèse a depuis fait l’objet de plusieurs autres travaux60

            Dans Les cadres de l’expérience, Goffman propose quelques règles ( 1991 : 49 et suiv.) que nous respectons lorsque nous transformons une action sérieuse, réelle [telle que l’interaction de face-à-face] en quelque chose de ludique [comme l’interaction médiatisée par ordinateur ] ». Elles sont mentionnées ci-après en italique.

 

 

 

1) D’abord, nous dit Goffman, la fonction normale de l’activité ludique n’est pas réalisée, le participant le plus fort doit se contrôler pour se mettre à la hauteur du moins compétent. L’on a vu que l’idéal d’égalité prévaut sur le chat, ainsi qu’une certaine coopérativité.

 

2) Certains actes sont exagérés (l’on pourrait penser aux manifestations tant de tendresse que de colère ou de haine) 

 

3) La séquence d’activité qui sert de modèle est sujette à des pauses, des reprises, ainsi qu’à des combinaisons avec d’autres types d’activité ; elle n’est suivie ni fidèlement ni complètement. L’on a évoqué l’activité hors-cadre précédemment, ainsi que les incidences des canaux de dissimulation constitués par les autres fenêtres  ouvertes à l’écran ; par ailleurs il faut signaler que la façon de se comporter d’un locuteur peut être différente avec chacun de ses correspondants.

           

4) Le caractère répétitif est très marqué : les flammes sont une bonne illustration de cet aspect.

           

5) Lorsque le jeu est collectif, nul n’a le pouvoir de refuser une invitation à jouer ou de mettre un terme au jeu dès lors qu’il a commencé.

           

6) Les changements de rôle au cours du jeu sont fréquents. Les participants ne sont pas tenus sur le dialogue en direct de conserver une ligne de comportement stable, même si cela peut sembler préférable.

           

7) Se prolongeant souvent au-delà de ce qui est exigé par l’activité qui lui sert de modèle, le jeu semble étranger aux contraintes extérieures qui pèsent sur les participants. C’est ainsi que le rôle que l’on se taille sur le chat est profondément dépendant de la personnalité de celui qui l’endosse, mais que pour autant, il n’est pas soumis à des contraintes morales ou physiques, et autorise donc tous les excès, toutes les formes de déviances jugées intolérables dans le monde réel.

           

8) Quoiqu’un individu puisse jouer seul, en présence d’un autre individu, le jeu solitaire laisse la place au jeu collectif dès qu’un partenaire approprié se présente :

L’exemple suivant met en lumière cette convergence vers un but distractif et illustre par ailleurs cette explication fournie par Herz sur les flammes « c’est un jeu à ne prendre ni sérieusement, ni personnellement, et les vétérans les plus aguerris du Net l’ont compris. » (Herz, 1996 : 40). L’on y voit également un mode de relations à plaisanteries :


(…)

15/03/01

salon 14-18#149

 

            9) Des signaux existent vraisemblablement pour indiquer le début et la fin du jeu. Même si l’exemple suivant est explicite, il semble aussi assez rare. Ces signaux ne sont apparemment pas manifestes sur le chat, en revanche, des parenthèses « spatiales » sont nettement délimitées (même si le dialogue en direct est un espace de bavardage virtuel).

 

En matière de modalisation, « une transformation systématique a lieu sur un matériau déjà signifiant selon un schème d’interprétation sans lequel la modalisation serait dépourvue de signification. ». Il est entendu que les conceptions individuelles, géo-culturelles de l’interaction amènent chacun à se faire sa propre interprétation de ce qui se joue sur le dialogue en direct. Or, c’est théoriquement la fonction cruciale d’une modalisation, que de définir « ce qui est pour nous en train de se passer » (Goffman, 1991 : 54). Reste que ce qui est produit, quand bien même l’univers de sens que l’activité entretient serait différemment appréhendé par chacun, n’a pas lieu réellement, véritablement ou littéralement (idem. 55-56).

Il s’agit donc bien d’une mise en scène de la réalité et en fait d’un jeu avec les conventions ordinaires.

 

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59même si une forme de « relations de service » peut s’établir, dans le salon informatique par exemple, mais qui a un caractère d’entraide solidaire.

60 Rheingold par exemple reprend les grandes lignes de l’étude d’Atsuya Yoshida et Jun Kakuta de l’Institut Technologique de Kyoto (Japon) élaborant la notion de "computer-supported cooperative play", il en est d’autres…